« Phénomènes, et si notre réalité était un rêve ? » par Anaïs Bensahra

A l’appui du concept de trickster*, les témoignages exceptionnels sont revisités dans leur dimension symbolique et mythologique. Les récits légendaires se rencontrent dans des visions collectives et objectives, la manifestation paranormale répond à la culture et à la psyché de l’individu qui le vit. Cet « effet miroir » qu’a relevé Jean-Jacques Gaillat dans les phénomènes ufologiques semble ainsi traduire le cadre même de l’expérience paranormale : notre propre esprit. Nulle hallucination en jeu cependant pour les auteurs du livre Phénomènes, les faits rendent compte d’une dimension objective et matérielle indéniable. Il s’agit plutôt d’interroger la relation que nous entretenons avec ce que nous nommons « notre réalité ». Par ces expériences exceptionnelles, nos limitations fixes et préconçues du réel éclatent. Plus encore, c’est une restructuration ontologique* de notre monde qui s’impose au même titre qu’une étude revisitée de notre perception sur la matière. L’univers n’est-il que psyché ? Notre réalité n’est-elle qu’une création de l’esprit ? Au-delà même des concepts idéalistes* de Berkeley, ce n’est plus seulement une primauté de l’esprit sur la matière qui se dessine dans les phénomènes paranormaux mais bien le rapport de la conscience avec elle-même. Il n’est alors plus question de proposer une lecture dualiste* de l’esprit mais bien un véritable monisme* de la conscience : celle-ci ne vit qu’en elle-même par un retour sur elle incessant. L’expérience de l’esprit est absolue, et les phénomènes paranormaux n’en sont qu’une éclatante confirmation.

L’étude de la dimension archétypale des phénomènes paranormaux nous livre ainsi la piste de réflexion suivante : la manifestation psi et ufologique est-elle une expérience de la pensée ? Rencontrons nous une dimension méconnue de notre propre psyché ? Le double caractère des phénomènes paranormaux met néanmoins en péril une telle hypothèse. Comment expliquer en effet, si nous soutenons que l’expérience paranormale est avant tout une vision subjective et individuelle, que les manifestations ufologiques rendent compte d’un caractère objectif (traces sur le sol etc.) ? Pouvons-nous envisager que les sujets tombent dans un état de somnambulisme éveillé et qu’ils soient responsables mais inconscients de ces modifications matérielles ensuite observées ? Si une telle piste peut être possible pour les phénomènes plus classiques comme le jottling*, ceux appartenant au domaine ufologique rendent cette approche totalement caduque. La précision et l’ampleur des faits rencontrés semblent en effet dépasser toute invention à échelle proprement humaine. L’effet PK* peut-il alors être une explication suffisamment probante dans certains cas comme le soulève Sharon Hewitt Rawlette ? L’étude des profondeurs de notre psyché nous le dira.

La trame archétypale adoptée par les chercheurs dans cet ouvrage rend donc le lecteur sensible aux caractères symboliques des manifestations psi et ufologiques. On découvre (ou redécouvre) les potentiels et expressions multiples de la conscience. Les visions subjectives dans ces phénomènes exceptionnels soulèvent la possibilité que nous ayons eu un moment d’égarement, de rêverie. Mais Laurent Kasprowicz et Romuald Leterrier vont plus loin : notre réalité toute entière est-elle elle-même un rêve ? Une telle interrogation renvoie à une expérience de pensée célèbre intitulée « brain in a vat » (le cerveau dans une cuve) par le philosophe américain Hilary Putnam. L’invitation de ce philosophe est la suivante : imaginez qu’en une nuit paisible, un savant fou rentre dans votre chambre, vous endort et vous kidnappe. De retour au laboratoire, celui-ci vous retire votre cerveau afin de le placer dans une cuve et le connecter à un ordinateur extrêmement performant. Ce dernier est capable de vous envoyer des influx nerveux permettant de simuler des informations normalement transmises par votre corps à votre cerveau. Vous vous retrouvez alors dans une réalité simulée sans même le savoir. Le lendemain matin, tout vous semblera parfaitement normal puisque le savant fou se chargera de créer continuellement une réalité sur mesure. Le philosophe vous demande alors : « êtes-vous sûr(e) que vous n’êtes pas, en ce moment même, un cerveau dans une cuve lisant cet article ? ». Si cette question trouve (heureusement) sa solution sur un plan strictement sémantique, sa portée psychologique dans le domaine du paranormal peut nous laisser sceptiques. Le jeu entre le subjectif et l’objectif dans les manifestations ufologiques brouille les pistes. De retour à Jung, les auteurs évoquent l’existence d’une « Âme du monde », entièrement symbolique et archétypale. Les synchronicités et autres phénomènes exceptionnels, issus de cet « autre monde », se révèleraient lorsque notre réalité quotidienne se déchire. Autant de pistes qui rendent l’ouvrage de Laurent Kasprowicz et Romuald Leterrier particulièrement stimulant et passionnant.

Pour le moment, nous pourrions simplement conclure avec Pascal que « la vie est un songe un peu moins inconstant ».

Anaïs Bensahra

LEXIQUE :

*Expérienceur : individu qui rapporte avoir vécu une expérience paranormale

*Trickster : personnage farceur et moqueur qui joue des tours et désobéit aux règles qu’on lui impose

*Ontologie : branche de la philosophie qui s’interroge sur la signification du mot « être »

*Idéalisme : courant philosophique qui ramène l’existence à l’idée ou la pensée

*Dualisme : doctrine philosophique qui admet deux réalités indépendantes et irréductibles (exemple : l’esprit et la matière)

*Monisme : doctrine philosophique qui soutient l’existence d’une seule substance (exemple : matérialisme)

*Jottling : phénomène parapsychologique dans lequel un objet disparaît puis réapparaît

*Effet PK : interaction de l’esprit sur la matière